Lettre Hebdomadaire
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◀ Edito

Les deux flaques

Deux flaques discutent, elles parlent du beau temps. Mireille est la plus vieille des deux, toujours à l’ouest de Jeanne qui est de quatre jours sa cadette. Quatre jours, c’est presque une éternité pour une flaque. Mireille vient d’avoir un enfant, alors forcément, elle est heureuse, vous comprenez ! Son petit est là, il est fragile, ça disparaît vite les enfants flaques. Le monde est dur pour les petites flaques, une voiture passe et elles s’envolent et elles s’éclaboussent traversées par les feux.

Jeanne n’en veut pas. Il faut dire que le relief n’a jamais été de son côté. Elle se dit parfois que ça serait bien, d’avoir une petite flaque comme elle. Quand les enfants viendraient jouer des pieds sur elle, elle pourrait s’amuser à jeter de l’eau sur sa petite flaque. Elle regarde souvent Mireille se déverser dans sa petite flaque. Bientôt, elle aura un nom et puis Mireille deviendra la petite flaque. La petite flaque de la petite flaque.

-Et comment ça se passe avec la petite flaque ?
-Oh, c’est du travail, c’est sûr ! Faudrait pas que je m’éparpille avec nos discussions.

Heure après heure, elle voit son amie partir, comme lentement s’évanouir, s’évaporer et se dilluer. Jeanne aussi disparaît. Elle sent chaque seconde les bords de son corps se contracter. La surface de Mireille se tord jusqu’à se tendre en simple filet qui la relie à sa petite flaque. Et vlan, d’un coup de voiture, le cordon est coupé et Mireille dissipée.

Voilà quelques temps que la pluie n’est pas tombée. Jeanne regarde la petite flaque maintenant assez grosse, elle ressemble drôlement à Mireille. Après tout, il y a un peu de Mireille en elle ! Jeanne attend la prochaine voiture pour le grand départ, Jeanne l’aplatie plus plate que jamais. Jamais n’avait-elle l’impression de revoir le même ciel, ni les mêmes chaussures la traversant. Mireille voyait-t-elle un ciel différent à travers les reflets de sa petite flaque ? Jeanne n’en voulait pas. Parfois, elle se rappelait l’histoire niaise de Mireille. Lorsque deux flaques se rencontrent, il se peut que leurs formes s’accommodent, se complètent et fondent l’une dans l’autre. Elle me disait que pendant un court instant, deux flaques ne faisaient qu’une tout en restant deux flaques différentes. L’instant d’après, les contours s’épousaient et Mireille était devenue grosse Mireille. Quelle idée, pense-t-elle. Elle avait eu un moment de gloire, dont la lueur apparaissait jusqu’à son dernier écoulement, pour finir éclaboussures de trottoir.

Une éternité a passé. Quatre jours plus tard, Jeanne n’était plus là, la petite flaque de Mireille non plus. La légende raconte que Jeanne se serait enfuie, aurait voltigé et se serait envolée dans le ciel. Qui sait, peut-être a-t-elle fini sous la roue d’une voiture comme elle l’imaginait.