Lettre Hebdomadaire
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◀ Edito

Un éléphant, ça trompe énormément...

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Le 29 avril 2023

 Il se regarde longuement dans le miroir. Il inspecte minutieusement sa trompe, l’extérieur puis le dedans. Elle est propre, fraîchement lavée. Ce soir, c’est spécial, c’est son premier rendez-vous depuis sa rupture. Il porte un costume vert, sur mesure, couture italienne. Une chemise blanche qu’il orne d’un papillon rouge, il fera bonne impression. Plus tard, il déliera le noeud et retirera quelques boutons pour faire apparaître son torse. Il ne peut s’empêcher de sourire en se regardant. Il se revoit dix années plus tôt se faire aussi beau pour son ex-conjointe. Il avait perdu l’habitude d’avoir la classe. Il finit sa préparation en mettant un doux parfum à base de cire et de miel.

 Il a décidé de ne pas prendre sa voiture pour se rendre au rendez-vous. Après tout, ils se rencontrent à Paris au Marais. Il lui avait dit explicitement : “Vendredi soir, au Marais”. “Le marais”… Qui est-ce qui pouvait bien vouloir faire une rencontre dans le marais ? Babar a pris l’habitude des rencontres étranges sur les sites de rencontre. Celui-là… il a son style. Il est peut-être un peu rustre mais il est plutôt séduisant sur la photo. Et puis, c’est pas plus mal d’être sauvage se dit-il…

Il plaît aujourd’hui, c’est certain. Il a vu les regards dans le métro parisien : ils le dévoraient tous du regard. “Belle trompe…”

Il rougit. “Je vous permets pas !” répond-il. D’un signe de patte, il repousse l’avance, gêné. En sortant du métro, il se sent un peu rassuré. Il est toujours capable de séduire, de susciter le désir. On oublie après un si long mariage ces préoccupations. Il plaisait à sa femme par habitude, et il pensait peut-être bien la même chose. Ils n’étaient plus sûrs tout à fait. Il s’embrouille et s’éparpille, il se perd dans le dédale de Châtelet.

  Malgré ses égarements, Babar arrive en avance de cinq minutes. C’est un éléphant pointilleux. Il a toujours tenu à faire correspondre sa tenue à son comportement. Aujourd’hui, il est un vrai gentlelephant. Il attend à la terrasse d’un café du marais. Que son rendez-vous se dépêche, Babar est fringuant et il est une proie dans ce marais. D’ailleurs, il ne se retient pas de regarder ces passants tantôt classy, ensuite excentriques et pourtant toujours attirant.

  Il est l’heure… et personne ne vient l’accoster. En fait, Babar attend quinze minutes. Il finit par arriver. Le ventre rond, les épaules larges et une calvitie marquée et assumée. Le premier passant ne verrait en cet énergumène pas le moindre reflet d’attractivité, même amical. Babar voit dans sa figure, au contraire, de l’assurance.

“Je suis en retard, je devais voir l’âne”

Le serveur du café arrive et fait le service.

-Vous prendez monsieur… ? -Des chimichangas et un café !

 Il avale son plat. Babar regarde. Il regarde ses dents puis ses oreilles. Elles lui semblaient être des trompettes. Il croit y entendre des légers sifflements à mesure qu’il dévore son repas.

Une fois terminé, il rote puis s’exclame “C’est mieux dehors que dedans”. Babar rigole volontiers. L’humour est une variable importante dans le jeu de la séduction. Il pense avoir une concurrence forte. Après tout, ce n’est pas n’importe qui cet ogre, se dit-il affectueusement. C’est Shrek.

Ils profitent en attendant l’addition de discuter. Les deux hommes ont eu une vie conjugale monotone. Shrek n’hésite pas à raconter des petites histoires pour faire frémir la trompe de Babar.

“Dis-moi Babar, est-ce que tu crois en l’amour ?”

Babar est surpris de cette question si soudaine. Il y a cru un jour, c’est certain. Il se rappelle avoir aimé sa femme. Aujourd’hui, il n’est plus sûr de rien. Cela fait déjà trop longtemps que le silence s’est installé.

“Shrek, je pense que j’y ai cru un jour.”

Shrek saisit la trompe de Babar. Les deux rougissent.

“Moi aussi, j’y ai cru un jour” murmure assez fort Shrek.

 Ils ont marché toute la nuit, en se racontant des histoires. Babar et Shrek sont rentrés chez l’un et chez l’autre avec des doux rêves en tête.