De l'importance de la lenteur
Dans l’orchestration hallucinante du quotidien, où les secondes dansent en frénésie, existe une dimension éthérée, un recoin insaisissable où le temps s’étire comme un chat paresseux dans la chaleur de l’instant. Pénétrons l’étrange territoire de la lenteur, où chaque battement d’aile d’un papillon déclenche une symphonie cosmique, une remise en question de toutes nos connaissances, de toutes nos actions.
“Pourquoi se presser”, pensent les vieilles personnes, celles-là même qui sont les plus proches de la fin, celles pour qui le temps, comme à l’approche d’un trou noir, n’a plus de sens et se déforme sans avoir de constance. Ces vieux semblent bien lointains quand on les regarde, du haut de nos 20 ans et tout frais que nous sommes. En effet, pourquoi faudrait-il se presser lorsqu’il reste si peu de temps à vivre ? Mais pourquoi se presser lorsqu’il en reste autant ? Disserter des heures avec des arguments tous plus savants les uns que les autres est totalement inutile car aller vite fait désormais partie intégrante de notre culture : projets en temps limité, deadlines, épreuves chronométrées. La vitesse est devenue une vertu, si bien que certains y dédient même leur existence à essayer de dépasser les limites humaines, à occuper le plus d’espace possible en utilisant le moins de temps possible. La vie humaine est-elle si importante que cela ? Est-il si primordial de l’occuper du mieux que l’on peut, car notre peur de la mort nous pousse à croire que notre temps est infiniment précieux et que chaque manière de l’occuper doit être découpée avec minutie. Ainsi, l’on crée des agendas, des emplois du temps qui sont censés nous permettre de l’occuper du mieux possible, en optimisant même le temps de sommeil pour ne pas être trop fatigué le lendemain. Tout cela semble parfaitement rationnel, j’en conviens. Et pourtant, mon instinct le plus profond, celui qui me donne toutes mes intuitions et qui me guide en dernier recours, me fait penser que cette poursuite effrénée, cette course face au temps qui avance de manière inexorable, est vouée à l’échec.
Pour confirmer ces intuitions, je me suis décidé à aller lentement, passer un moment à la campagne, à la mer, à la montagne. J’ai imaginé un paysage apaisant, digne du Paradou de Zola, et je me suis demandé ce qui pouvait bien rendre ces scènes si agréables. Et pourtant, c’est assez clair. Lorsque nous imaginons un beau paysage, tout est immobile. Aucun humain n’imaginerait quelque chose de reposant avec un mouvement incessant, avec un fourmillement abrutissant qui vous emporte et vous force à le suivre. Non, lorsqu’on imagine une campagne paisible, on imagine plutôt un paysage comme Václav Radimsky dans sa Vue de Saint-Étienne-sous-Bailleul. C’est un paysage sans mouvement, sans personne dessus. Qui ne rêve pas d’avoir pour soi une semaine dans un décor comme celui-ci, sans personne pour le déranger, sans aucun besoin autre que celui de contempler et de s’abreuver de la beauté des lieux. Quel plaisir il y aurait à arpenter sans relâche le moindre chemin, de scruter le moindre oiseau, d’analyser le cours de chaque ruisseau. On se croirait dans un paysage coupé du temps, qui n’est là que pour nous servir de source de bonheur inaltérable. Voyez-vous une once de vitesse dans ce décor paradisiaque ? Bien sûr que non, et si vous m’avez suivi dans ce voyage à travers la nature, vous devez comprendre où je veux en venir.
La seule vertu de la vitesse est de nous permettre d’exécuter des tâches rapidement et de libérer du temps pour devenir un escargot, une limace, une tortue. De nous permettre de rester béat face à des choses pourtant si triviales, mais qui sont une réelle source de bonheur. Si vous m’avez lu jusqu’ici, profitez de ce conseil : allez-vous allonger quelque part, écoutez une musique que vous aimez particulièrement (je vous conseille Liebestraum de Liszt si vous n’avez pas d’idées). Ne faites rien d’autre et fermez les yeux, partez dans un paysage comme celui que j’ai décrit, mais sculpté à votre convenance. Imaginez-vous explorer ce paysage totalement figé, hors du temps. Devenez lent, si lent que la rapidité de l’existence n’est même plus une préoccupation. La lenteur permet de s’ébahir, de profiter de tout et de laisser nos sens nous guider. Si l’on doit retenir une morale de ce petit texte, c’est qu’il faut toujours se laisser des moments de lenteur. Même si vous n’avez aucune idée d’où aller, laissez-vous des moments pour aller à la campagne, voir de beaux paysages. À défaut, laissez-vous guider dans un musée, ne regardez pas votre montre et essayez simplement de vous laisser happer par ce que vous voyez, analysez tous les détails les plus futiles jusqu’à connaître par cœur les œuvres que vous contemplez.
Je vous laisse sur un petit (télé)verset au rythme peu agréable :
Dans ce monde où le temps soupire,
L’harmonie de la lenteur inspire,
Une mélodie, encore à découvrir,
Que seul l’attentif peut saisir.
Lorsque la dernière note expire,
Résiste une promesse à définir,
Une invitation, mystère à éclaircir,
Témoin du tempo liant présent à l’avenir.