Lettre Hebdomadaire
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◀ Edito

On vit vraiment dans une société…

Dialogue d’expériences

Partie I - Initialisation

Cette semaine j’ai fait une erreur.
Enfin plusieurs.
J’ai installé des applis de rencontre (oui, des, j’y reviendrai)

Je n’ai pas fait d’erreur, j’ai installé une appli de rencontre. C’est un ami qui m’a proposé d’installer une appli de rencontre pendant une période où je m’ennuyais et que je n’avais rien à faire. Je me suis dis: pourquoi pas ça peut être marrant (on se dit tous ça au départ, ça va être marrant…).

Sur une de ces applis je reçois une notification, quelqu’un m’a liké. Sa photo est floutée car je n’ai pas payé la version premium. Ces applications utilisent tous les stratagèmes possibles pour exploiter notre frustration pour nous faire craquer et acheter la version premium.

Au début grosse galère pour trouver des photos potables qui mettent en valeur. Parmi le peu de photos de moi que j’avais étaient soit flou, soit trop vielles, soit tout simplement parfaitement ennuyantes. Mais le pire est surtout au moment d’écrire la description.

Cette fois ça a marché. J’ai cru reconnaître une ex sur la photo, je voulais absolument en être sûr, donc j’ai cédé et acheté la plus courte durée d’abonnement premium disponible, une semaine. 13 euros en moins, un peu de honte, et de déceptions car bien sûr ce n’était pas mon ex.

Qu’est ce qui est intéressant ? Qu’est ce qui ne l’est pas ? Comment caser la petite blague quasiment obligatoire afin de ne pas paraître trop sérieux ? C’est un véritable problème qui je pense peut être utilisé afin de réaliser une véritable introspection et de réfléchir à ce que l’on montre au monde extérieur.

Mais maintenant j’ai un abonnement premium sur les bras. Autant l’exploiter un maximum. Je n’ai jamais vraiment cru aux applis de rencontre, mais je ne refuse jamais quand j’ai la possibilité de réaliser des expérimentations.

Après cette étape où on se rend compte qu’on ne fait rien d’intéressant de sa vie, on est lâché au grand air et là, la véritable compétition commence. Une compétition qui semble ne jamais se terminer…

La plupart de ces applications fonctionne sur la base du classement Elo, ou des algorithmes équivalents. Votre score, c’est votre valeur. Vous êtes liké par une personne de haut score, votre score monte. Vous êtes rejeté par une personne de faible score, votre score descend. Et cela d’autant plus que votre différence de score est élevée. Si vous likez trop de profils, votre score baisse. Je ne pouvais donc pas utiliser la technique qui consiste à liker tous les profils que je rencontre, ce que je pouvais faire avec la version premium. [1]

1 jour passe, on a un bon classement car c’est un nouveau compte : 3-4 likes, 1 match, 1 bot/catfish
1 semaine passe: déjà les likes se tarissent, 6-7 like, 2 match, pas de réponses
1 mois passe: pas beaucoup d’avancées, 7-8 likes, 4 matchs, toujours pas de réponses

J’ai alors essayé plusieurs tactiques. Liker beaucoup de profils à la chaîne, puis en disliker autant. Liker un profil sur deux. Un profil sur trois… J’ai développé des techniques qui me permettent de swiper un maximum de profils en un minimum de temps. J’ai optimisé l’utilisation de ces applis à l’extrême, à l’image des joueurs professionnels de Tetris qui arrivent à optimiser leurs frappes sur la manette à des niveaux surréalistes [2].

Malgré différentes refontes du profil, de mise à jour et d’améliorations, rien n’y fait. Je suis déjà tombé dans le bas du panier où la majorité des hommes vont tomber. [Insert stat]
Je finis par arrêter, plus par ennui qu’autre chose.
Au final, même pas de frustration. Je ne m’attendais à rien au départ donc bon, c’est juste un passe temps: swiper pendant qu’on est au toilettes, pendant qu’on attend…

Partie 2 - La réalisation

Les applis de rencontres représentent ce qu’il y a de pire dans notre époque. Le jugement automatique, basé sur l’apparence, mais ça vous le savez déjà, sociéter, 1984, tout ça tout ça. Si j’avais basé ma vie amoureuse sur ces applis, je n’aurais sans doute jamais vécu les histoires sérieuses que j’ai vécu ces dernières années. On nous force à juger sur le physique, et surtout à juger vite. Car après ce profil, il y en a toujours un autre. Et c’est addictif, a chaque nouveau profil, un rush de dopamine. On veut swiper, surtout swiper. C’est le même mécanisme que les machines à sous, on se transforme en zombies qui attendent juste que le tour soit fini pour remettre une pièce. Ce n’est même pas le gain qui nous procure de la satisfaction, c’est d’activer la manette de la machine, ou de swiper. [3]

Après un voyage où j’ai eu l’occasion de réfléchir à ce que je voulais et de refaire mon stock de photos, je suis prêt à mettre les bouchées doubles. On met des photos bien habillé, avec une bonne lumière, dans de beaux endroits. Une demi-heure plus tard, après avoir trié les photos, on sourit et on croise les doigts.
On crée même des comptes sur d’autres sites, car jusque là je n’étais que sur une seule appli.
Là, on y va sérieusement.

Ces applications sont des laboratoires géants, d’étude des comportements humains. Pendant que j’optimise ma stratégie de match, eux optimisent leurs applications pour limiter le nombre de likes journalier pile au bon nombre pour trouver le taux de frustration critique qui nous fait revenir le plus vite possible vers l’appli, tout en nous donnant envie d’acheter l’abonnement premium. Une mine d’or pour les chercheurs, mais ces données ne sortiront jamais des murs de ces entreprises sans scrupules et sans visage.

Et re-flop…
Quelques likes, quelques discussions, d’autres Ghosts et surtout rien de vraiment concret.
La déception est un peu là, il faut se l’avouer. On se demande si on est vraiment si ennuyant que ça, si inintéressant. Par la non réaction de personnes que je ne connais pas, je me sens plus jugé sur ma personne que par toutes les autres personnes que je connais. Petit coup de mou pendant un moment mais bon, les études sont prioritaires, tant pis. On arrête d’y penser et ça va mieux. J’y retourne de temps en temps quand je m’ennuie vraiment, mais je ne m’attends plus à rien, j’ai d’autres choses à faire

Partie 3 - Le grand final ?

Au même titre que la cigarette, une addiction dont on est parfaitement consciente qu’elle nous apporte que du mal, qu’elle nous abîme lentement. Mais on ne peut s’empêcher de continuer, la curiosité suscitée par le profil suivant pour laquelle on s’empresse de swiper le profil actuel dans une ou l’autre des directions, pour l’oublier 4 secondes après. Et la plus grande satisfaction de toutes, recevoir un match. Le shot de dopamine ultime.

Jusqu’à un jour spécial. Un jour où tu rentres chez toi après plus de 3h de train. Un jour où tu es claqué et que tu as juste envie de rester seul. Un jour où tu reçois une notification qui arrive très rarement mais dont tu reconnais la mélodie (toujours la dopamine). Et là tout va très vite, première discussion, ça se passe bien. On latéralise vite sur une autre appli.

Ah oui, et pourquoi DES applis ? Généralement, si vous installez une application au début, votre frustration vous poussera rapidement à en installer d’autres. Vous en aurez assez d’attendre que votre jauge de likes se remplisse, ou vous voudrez maximiser vos chances d’avoir des matchs. Cela devient le cycle infernal. Vous ouvrez une appli, vous épuisée votre stock journalier, vous passez à une autre appli. Par la même occasion, vous forcez votre cerveau à prendre une grande quantité de micro décisions en un temps très court, ce qui le fatigue très vite, et réduit votre capacité de décision pour le reste de votre journée. [4]

On organise un date, et quelque temps après tu te demandes toujours comment tu as fait pour réussir à être en couple, surtout avec une application de rencontre.
Comme quoi ça marche, parfois…

Deux expériences, deux visions des applis de rencontre. Une addiction perverse qui joue sur les pires travers de notre cerveau ? Une solution au problème de la recherche de son âme sœur laissée aux algorithmes ? Peut-être les deux en même temps… Quoi qu’il en soit, ces applications sont un pur produit de la société technologique du 21ème siècle.

Références
[1] https://youtu.be/wL2-iHcaOnE
[2] https://youtu.be/KRgfGxUzcjE
[3] https://www.youtube.com/watch?v=1IDherTrepU
[4] https://www.nytimes.com/2011/08/21/magazine/do-you-suffer-from-decision-fatigue.html